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Transmission

Une affaire de partage

L’histoire de la compagnie des Grandes Personnes, c’est aussi celle de l’invention et de la diffusion d’une technique de construction de marionnettes géantes sur laquelle aucun brevet n’a été déposé et qui s’est communiquée sur plusieurs continents, au fil de grandes aventures collectives. Ce partage s’est pratiqué soit de manière directe, à la suite d’une résidence de la compagnie, soit d’une manière indirecte, quand des constructeurs et marionnettistes formés par la compagnie l’ont, à leur tour, enseigné à d’autres. Elle est la lointaine héritière des inventions des géants du nord de l’Europe ou de la Catalogne, ou plus proche de nous des marionnettes de Peter Minshall à Trinidad ou du Bread and Puppet Theater ou de la passion pour le papier-mâché de Christophe Evette et des détournements de matériaux industriels de Jean Martin.

Kanaval de Cayes, 2017, photo Anne Lescot

Kanaval de Cayes, 2017, photo Anne Lescot

Premiers pas de géants

En 1998, Jean Martin et Christophe Evette se retrouvent sur le chantier de la Carnavalcade de Banlieues Bleues à Saint-Denis où ils ont été embauchés comme constructeur et sculpteur. Pour cette grande parade dont le chantier est dirigé par Bernard Souroque, Jacques Pornon et Martin Meppiel, ils mettent au point six très grandes marionnettes à tige de près de six mètres, d’après des dessins de Mokeït. Les structures sont en bambous, les têtes déjà en papier mâché, les mains déjà en bouteilles de plastique recyclées. Les marionnettes sont portées sur des harnais. Mais après la première représentation, pour l’inauguration de la couverture de l’A1 à Saint-Denis, certains bambous supportent mal les changements d’hygrométrie, et finissent par fendre et casser. Tirésias Mercier reproduit en acier les structures de bambou. Comme la parade s’annonce très longue, les marionnettes sont finalement montées sur roulettes. Mandarine Jacquet-Gregg, Babette Martin et Freddy Le Gall s’occupent des costumes. En juin les marionnettes sont prêtes, Olivier Hagenloch vient aider au montage, il sera avec Gilles Candela, Yves Cohen, Yossi Derhy, Martin Martín et Marc Andrieux, un des premiers manipulateurs de géants.

La carnavalcade, Saint-Denis, 1998, photographies Déborah Metsch

La carnavalcade, Saint-Denis, 1998, photo Déborah Metsch

S’associer

La Carnavalcade est un grand moment ; le plaisir rencontré ainsi que les nombreuses possibilités d’invention donnent à l’équipe envie de continuer, Stéphane Meppiel et Clodmo Baille rejoignent Christophe, Olivier, Babette et Jean. L’association les Grandes Personnes est créée fin 1998, les statuts sont déposés début 1999. D’emblée, le groupe monte des chantiers participatifs et expérimente des techniques de création collective. Avec l’association d’éducation populaire Aroeven de Créteil, les premiers travaux en commun ont lieu chez Christophe Evette, rue Hégésippe-Moreau, dans un des anciens ateliers de Man Ray, avec des lycéens et Bénédicte Lasfargues, Mandarine, Babette, Stéphane, Clodmo. La première génération de géants naît, Constance, Désiré et Bienvenue. La sculpture grand format est prête à sortir dans la rue, entre autres au carnaval de Nice de 1999, où nos géants sont repérés par Nicole Bréaux, de l’office franco-québécois pour la jeunesse. C’est l’occasion de travailler avec le « programme jeunes à risque » et de fabriquer un géant à Tracadie-Sheila au Nouveau Brunswick, ou encore avec le « Cocc », comité d’organisation du carnaval de Cherbourg, depuis disparu faute de subventions municipales, avec Jean, Christophe et Christian Pineau.

Bébé à Zamou, chez les Youlou, Burkina, 2007

Bébé à Zamou, chez les Youlou, Burkina, 2007

Au pays des hommes intègres

En 2000 l’équipe souhaite créer un spectacle au Burkina, Christophe Evette a travaillé là-bas et a communiqué son admiration pour le pays. La scénographe Fleur Marie Fuentes est du voyage, ainsi qu’Emmanuelle de Gasquet, Malika Lemoine, Magali Rogati. Olivier, Stéphane et d’autres partent en voiture via l’Algérie et traversent le désert. Le projet est accueilli par Bomavé Konaté dans son Parc international des arts modernes et traditionnels (PIAMET), à Boromo. Les manipulateurs Jérôme Sanou Noumoutié, le soudeur Soumaïla Senou, les forgeron et sculpteur Yabako Konate et Noumassi Tiaho, les griots Yacouba Dramé (djembé), Lazare Gnanou (tama), Lassina Simboro (dum-dum), le couturier Yacouba Zongo dit « Jeunesse » rejoignent les Français. Un petit groupe de géants naît, c’est La Famille Chapalo. Les marionnettes sont très grandes et construites avec des éléments de récupération, des échelles et aussi des paniers, des calebasses ; trois vanniers travaillent d’arrache-pied. Les sacs de farine ou de ciment, les fers à béton ou les bouteilles vides sont déjà de la partie. Après quelques représentations, l’équipe rentre en France. Les marionnettes restent au PIAMET, avec leur presque 6 mètres, elles sont trop grandes pour voyager loin. Deux mois plus tard une lettre avec des photos arrive à Aubervilliers, les marionnettes sont ressorties, elles continuent à vivre. Cette heureuse initiative est un moment fondateur pour la compagnie.

Le crabe, Budapest Plage, 2004

Les inventions de Neandertal

Les années 2000-2001 sont aussi celles de la création avec Olivier Hagenloch du spectacle Rosor, Le Dernier des Néandertaliens, qui inaugure à la fois le premier spectacle vraiment théâtral, avec du texte, et le retour de la marionnette géante sans roulettes, entièrement portée, ce qui lui donne une mobilité plus grande, procédé utilisé la même année pour Helmut et Rosemonde. Séraphin « Ralph » Salis, grand créateur d’effets spéciaux pour le cinéma (La Forêt d’émeraude) travaille les structures en corde à piano qui continueront désormais à structurer les géants. Encore un peu trop lourd et haut, Rosor a pris sa retraite, mais il siège encore en tête de table d’On a faim – Le Banquet des géants.

Rosor en Ardèche, 2001

Rosor en Ardèche, 2001

Retour au Burkina

Suivront la grande parade Le Fleuve (2003), lancé par un appel à projet, presque sans financement extérieur, avec 35 artistes français et 150 Burkinabè en tournée et le concours des deux frères Meppiel, Stéphane et Martin ; puis le spectacle avec chœur de masques Une grande famille (2005), co-écrit avec les habitants de Boromo et le griot Yacouba Dramé. Pendant la résidence, le débat est vif : la puissance visuelle des marionnettes et les possibilités d’interaction avec le public sont telles qu’on se demande s’il y a réellement besoin d’une écriture dramatique, si l’improvisation et la déambulation ne suffisent pas. Au fil du temps, la nécessité d’une écriture spécifique s’imposera, au moins pour un travail d’imagination sur le nom et la personnalité de la marionnette. On évite en général les figures folkloriques, personnages historiques, footballeurs célèbres ou gloires locales pour essayer des personnages plus emblématiques, plus originaux ; n’empêche, en Guinée Bissau, il y a un Amilcar Cabral géant et au Congo Brazzaville un Félix Éboué !

Le Fleuve, Burkina, 2003, photo Franco Zecchin

Le Fleuve, Burkina, 2003, photo Franco Zecchin

Les Grandes Personnes de Boromo

C’est le moment où se constitue pleinement la compagnie les Grandes Personnes d’Afrique, marionnettes de Boromo, avec laquelle le collectif d’Aubervilliers conserve des liens étroits. À la suite des trois créations au Burkina-Faso, les Grandes Personnes développent le principe de résidences où elles laissent les marionnettes aux gens qui ont participé à leur fabrication et leur mise en jeu plutôt que de les remporter avec elles ou de les confier aux institutions ou aux programmateurs, ce qui a parfois suscité des tensions avec des interlocuteurs qui calculaient trop bien l’intérêt que leur possession représentait. À ce jour, c’est plus d’une trentaine d’associations qui jouent avec des géants aux quatre coins de la planète.

Tournée au Ghana, photo Olivier Hagenloch

Tournée au Ghana, photo Olivier Hagenloch

Cession de géants

Quand on laisse une famille de marionnettes géantes, il est difficile de la séparer, et nous avons eu le bonheur de voir naître des dizaines de groupes et associations qui les ont fait vivre. Le contrat de cession de la propriété matérielle et intellectuelle est simple, avec deux engagements, celui de citer les Grandes Personnes et de ne pas utiliser les géants fabriqués ensemble pour faire de la publicité. Si nombre des troupes nées de nos résidences rappellent avec plaisir ce lien avec la compagnie, d’autres, par un complexe œdipien très humain, préfèrent l’oublier. Peu importe, le plaisir d’avoir communiqué ce savoir-faire et le souvenir des moments de travail en commun reste entiers. Quant à la publicité, si la plupart ont résisté aux propositions des fabricants de boissons gazeuses, des vendeurs de réseaux téléphoniques, des partis politiques ou des églises, pour d’autres, l’absence de financement public de la culture l’ont rendu inévitable.

La Louvière, 2018, photo David Brisson

La Louvière, 2018, photo David Brisson

La Guerra del tabaco à La Havane

En janvier et février 2004, les Grandes Personnes sont invitées à Cuba et y participent à la création du spectacle La Guerra del tabaco en créant avec les ateliers d’accessoires et de costumes du Teatro Nacional des marionnettes d’après des dessins d’Eduardo Arocha. Le spectacle a joué dans les anciennes fortifications et les rues de La Havane. C’est à Cuba que s’est imposée la pratique de désolidariser les épaules et les hanches de l’armature porteuse, pour leur permettre les déhanchements et les roulements d’épaule, bref de danser. Les marionnettes rétrécissent un peu, pour moins fatiguer le marionnettiste. La même année, il y a des ateliers à Budapest, pour Budapest plage, une initiative soutenue par la Ville de Paris !

Cuba, 2005, rare exemples de géants jouant un décor de théâtre

Cuba, 2005, rare exemple de géants jouant un décor de théâtre

De Maubeuge au Chili

En 2005 et 2006, répondant à l’invitation du théâtre du Manège, les Grandes Personnes effectuent deux résidences à Maubeuge, à l’occasion du festival des Folies. Elles aboutissent à la naissance d’une troupe locale, Les Géants de Maubeuge. En 2008, l’entre-sort On a faim-Le Banquet des Géants place littéralement les spectateurs dans les assiettes d’une famille de géants. Puis viennent le Chili et l’ambitieux programme culturel de la présidente Michelle Bachelet, Creando Chile en mi barrio, destiné à l’origine aux cent quartiers les plus pauvres du pays. Le collectif travaille avec sept quartiers à Rancagua, La Serena ou Valparaiso en 2008, 2009 et 2010, et plusieurs compagnies se créent là-bas, dont certaines sont toujours en activité. Fleur Marie Fuentes y retourne à plusieurs reprises. En 2021, une Sri-Lankaise qui a travaillé avec Felix Pó, formé par nos équipes au Chili, nous écrit : « Thank you for spreading this gift of giant puppets to the world », « Merci d’avoir diffusé le don des marionnettes géantes dans le monde ».

Chili, 2008

Chili, 2008

Un théâtre parfois politique ou didactique

Il n’y a pas loin de la déambulation à la manifestation, et à Paris, à Montevideo ou à Valparaiso, les marionnettes géantes se sont rapidement engagées dans les mouvements de sensibilisation, contestation ou revendication. Au Swaziland, en 2010, elles ont joué un spectacle intitulé Love and Protection pour alerter sur le VIH, avec Fleur Marie Fuentes. Au Lesotho, elles ont invité les hommes à se faire tester, en collaboration avec l’Alliance française de Maseru, l’Institut français en Afrique du Sud, en 2014. Au Burkina, en 2020, il y a eu la tournée Colonel Virus qui mettait en garde contre la Covid 19. Ailleurs, les luttes des femmes ont inspiré Janelas para Mulheres (« Des fenêtres pour les femmes »), une création, conçue à São João del Rei (Brésil) en 2010, ainsi que le personnage de l’activista construite à Montevideo en 2019, où les marionnettes et les masques dénonçaient aussi le libéralisme économique débridé et l’élevage intensif. À Maputo, au Mozambique (2011), avec des artistes venus pour certains de Guinée Bissau, le spectacle qui illustrait plutôt la corruption, le manque d’assistance aux personnes handicapée ou les inégalités dans l’accès aux denrées et services essentiels a abouti à la création de la troupe locale Marionetas Gigantes de Moçambique, qui a joué pour le théâtre du Châtelet en 2019.

Atelier, Brésil, 2010

Atelier, Brésil, 2010

Économie sociale et solidaire

C’est plutôt dans les quartiers défavorisés de France et d’ailleurs, townships d’Afrique du Sud ou bidonvilles auto-construits d’Amérique du Sud, que les Grandes Personnes sont invitées à monter leurs ateliers, et nous ne nous en plaignons pas. Souvent, nous avons demandé à ce que la fabrique de géants soit installée près du centre, pour favoriser les échanges et la mixité et permettre aux plus excentrés d’accéder aux beaux quartiers. Puis vient le moment où ils déambulent avec les géants, prenant tout à coup une ampleur de mouvements et une importance quasi héroïque, qui suscitent le respect et l’admiration. Par ailleurs, la fabrique des géants offre l’accès à des outils parfois difficiles à se procurer, poste de soudure, machine à coudre, ordinateur ; elle offre toujours un repas en commun, et selon les financements, propose un complément de revenu pendant la formation et parfois le premier contrat professionnel d’un artiste ou même son premier voyage hors de son pays.

Famille de géants, Beit Jala, Palestine, 2012

Famille de géants, Beit Jala, Palestine, 2012

Échanges gigantesques

Le partage de récits et d’inspirations qui commence toutes les résidences de création, les longues journées de travail en commun, les repas ensemble font que les Grandes Personnes ont appris tout autant qu’elles ont enseigné, découvrant par exemple la puissance des chants polyphoniques d’Afrique du Sud, les techniques de papier mâché et la mythologie des Loas en Haïti, où la manière dont les griots d’Afrique de l’Ouest transmettent naturellement les mouvements aux marionnettistes, la codification des mouvements et des divinités à Pondichéry.

Lesotho, 2014, photo Meri Hyöky

Lesotho, 2014, photo Meri Hyöky

Des géants prolifiques

Ce partage technique et humain s’est diffusé bien au-delà des groupes qui ont travaillé avec les Grandes Personnes, puisqu’à leur tour, ils l’ont communiqué à d’autres et on en est parfois à la deuxième ou troisième génération de géants. Ainsi les Grandes Personnes de Boromo, du Burkina Faso, ont enseigné la fabrication de géants à la compagnie Nama, au Mali, qui l’a communiqué à son tour à des stagiaires de plusieurs régions du pays. Adama Ye, du Burkina, a aussi créé des géants en Allemagne, les Géants de la Forêt noire.

Tuléar, Madagascar, 2015

Tuléar, Madagascar, 2015
Villes où les Grandes Personnes ont mené des résidences de création de marionnettes géantes

Amman, Jordanie
Abadan, Iran
Akbou, Kabylie, Algérie
Angoulême, France
Areatza, Pays basque espagnol
Arkhangelsk, Russie
Bayonne, France
Beit-Jala, Palestine
Belfast, Irlande du Nord
Bordeaux, France
Boromo, Burkina Faso
Budapest, Hongrie
Champigny-sur-Marne, France
Charleroi, Belgique
Cherbourg, France
Diego Suarez, Madagascar
Dubréka, Guinée
El Jem, Tunisie
Fresnes-sur-Escaut, France
Jacmel, Haïti
Johannesburg, Afrique du Sud
La Havane, Cuba
La Louvière, Belgique
La Rochelle, France
La Serena, Chili
Le Moule, Guadeloupe
Lyon, France
Maputo, Mozambique
Marseille, France
Maseru, Lesotho
Maubeuge, France
Montevideo, Uruguay
Niort, France
Orange Farm, Afrique du Sud
Orly, France
Piggs Peak, Swaziland
Poitiers, France
Pondichéry, Inde
Rancagua, Chili
Ringkobing, Danemark
Saint-Pierre, Martinique
São João del Rei, Brésil
Tameshlote, Maroc
Téhéran, Iran
Tracadie-Sheila, Canada
Tuléar, Madagascar
Valparaiso, Chili
Vieux-Condé, France
Villeneuve-Saint-Georges, France
Villeurbanne, France
Yaoundé, Cameroun

Afrique du Sud, 2010, photo Hannah Paton

Afrique du Sud, 2010, photo Hannah Paton